Betty Collober |||

Ils arrivèrent dans le hameau et tournèrent à gauche sur l’allée en pierre. Elle était là, coincée au fond, la maison familiale. Il y avait passé tous ses étés depuis qu’il était petit, avec ses grands parents et le reste de la famille. Il se sentait soudain relâché au simple fait de l’apercevoir. « Ça va nous faire du bien ce petit week-end à la campagne, de se poser un peu. » Elle acquiesça en retirant sa ceinture, prête à descendre pour aller ouvrir le portail. Les roues de la voiture crissèrent au contact des gravillons. Il avait toujours associé ce son au début des vacances ou à l’arrivée d’un nouveau venu, d’un invité. Il se gara près des hortensias en prenant soin de ne pas les abîmer, bien qu’ils furent déjà fanés. Il entendit le cliquetis du portail qu’elle fermait et ses pas qui le rejoignait pour descendre les affaires du coffre. Les clefs de la maison étaient cachées dans un pot en terre, placé en hauteur et dans lequel il fallait plonger la main à l’aveuglette. Ce geste lui avait toujours rappelé Fort Boyard, surtout la fois où une araignée s’y était nichée et l’avait fait hurler de peur ! Ce souvenir le fit sourire mais il y avait un peu d’appréhension dans son geste tout de même. Elle l’écoutait patiemment raconter cette histoire qu’elle avait pourtant déjà entendu des dizaines de fois. Elle lui sourit avec tendresse et attendit qu’il se décidât à ouvrir. La nuit arrivait plus vite en ce début d’automne et le froid avec, il était temps de se mettre au chaud.

La maison sentait le renfermé et le bois. Peu d’ouvertures, pas assez de visites non plus. On entrait directement par la petite cuisine, tout en long et au plafond très bas. Une marche donnait accès à une très grande salle à manger, traversée de poutre et impossible à chauffer l’hiver. Elle avait toujours été surprise par ce contraste entre les différentes pièces de la maison. Ça avait son charme, mais ça lui paraissait absurde. Il en profita alors pour lui raconter un peu d’histoire sur l’architecture des chaumières bretonnes mais elle ne l’écoutait plus que d’une oreille et alla ouvrir les volets. Il fallait peut-être les laisser fermés d’ailleurs, le soleil se couchait, ils les refermeraient sans doute dans moins d’une heure. Elle s’attela alors à ranger les courses dans la cuisine et l’entendit monter le vieil escalier en bois. Ses pas faisait grincer le parquet de la chambre qu’il était en train d’installer, juste au dessus de sa tête. Il bougonnait en se prenant les pieds dans le lit et en cherchant la bonne taille de drap.

« Un jour il faudra bien qu’on fasse un tri dans tout ce linge! » L’entendit-elle rouspéter.

Elle sourit à l’entendre prononcer ce vœu pieux qui était presque aussi vieux que la maison elle-même. Ils se retrouvèrent dans le petit salon.

« Mon oncle m’a demandé de faire brûler les feuilles mortes qu’il a entreposé dans le fond. Je me disais qu’on pourrait faire ça ce soir, vu qu’on est pas sûrs de la météo de demain.

- Oui, c’est une bonne idée. Et puis ça sera joli ce feu dans la nuit. J’ai cru voir des châtaignes sur le chemin, je vais aller en ramasser quelques unes. »

Elle se couvrit de la couverture à carreaux qui se trouvait là et partit. Chaussé des pantoufles de son père il se servit un whisky et se posa devant la porte fenêtre de la salle à manger. La mélancolie déjà présente depuis leur départ de la ville le saisit encore plus. Depuis des mois ils ne se parlaient presque plus. Venir ici était pour lui à la fois rassurant et inquiétant. Prendre le temps de mettre des mots sur la situation risquait de la faire s’écrouler, et lui avec. Mais au moins il était en lieu sûr et tout n’était peut-être pas fini non plus. Ils s’aimaient toujours, c’était le principal. Il se perdit ensuite dans ses pensées. Son regard scrutait le jardin et les différents éléments si familiers qui le composait depuis toujours :les herbes hautes et bien vertes, le pommier et la cabane à outils dans le fond, le champs du voisin et ses moutons, la forêt qui se dessinait au loin. Le bruit de la porte d’entrée le fit sursauter.

« Il n’y en avait pas tant que ça finalement. C’est vrai qu’on est un peu tôt dans la saison. C’est pas grave, je vais faire réchauffer de la soupe, ça te va ? »

Il ne répondit pas, il était reparti dans sa contemplation. Elle ne voulait pas l’interrompre et commença à préparer le repas. Au bout de quelques minutes il se décida à sortir de sa torpeur, enfila ses bottes et sorti dans le jardin pour démarrer le feu. Toutes ces feuilles auraient pu servir à faire du paillage, c’était un peu dommage, il aurait fallu quelqu’un pour s’en occuper. Tant pis. Il ajouta les quelques branchages qui n’avaient pas été brûlés suite à l’élagage de la haie, la fumée sera peut-être moins dense ainsi.

Elle le regardait faire et dans sa tête c’était déjà fini. Depuis quelques semaines sa décision était prise, il fallait que ça s’arrête. Elle avait mis du temps à l’admettre car en effet, elle l’aimait encore, mais ce n’était plus suffisant. Leur relation avait évolué petit à petit, comme celle de tout couple, mais un petit cailloux glissé dans leurs souliers était venu accélérer leur éloignement. Elle s’était faite licenciée sans qu’elle ne s’y attende vraiment, avec une dizaine d’autres collègues, pour des raisons économiques leur avait on expliqué. Elle s’était battue longtemps avec elles pour garder leurs postes. Elles avaient découvert une nouvelle forme de solidarité, de quotidien de lutte où on rencontre tout un tas de gens qui viennent témoigner de leur soutien, vous donner des conseils, vous accompagner dans les réunions avec les patrons. Ça avait été douloureux mais tellement fort. A la finale leurs licenciements ont tout de même été actés mais avec des indemnités de départ plus élevées que prévu. Elles avaient perdu mais sans se résigner, ensemble elles avaient mené la bataille. Sa vie allait changer mais elle ne le vivait pas comme un drame insurmontable. Au contraire, ça ouvrait la porte vers d’autres choses. Elle avait prouvé qu’elle était forte et déterminée, elle pouvait désormais explorer le monde. Lui, ça l’avait complètement paralysé. C’était l’effroi de l’inconnu qui se présentait à lui. C’était comme si c’était lui qu’on avait licencié et son monde s’était soudain écroulé. Elle perdait son boulot ce qui supposait que leur vie perdait de sa stabilité. Il était vrai que désormais il devait subvenir seul à leurs besoins, ça allait réduire leur train de vie. Mais de toute façon ils n’avaient jamais eu de grands projets au budget exorbitant. C’était ça d’ailleurs qui commençait à la tarauder. En plus de dix ans de vie commune, leur quotidien était devenu routinier très rapidement. Perdre son travail remettait en question cette routine et faisait rentrer un peu d’air dans son esprit. Elle avait donc essayé de le rassurer, de lui montrer qu’elle était débrouillarde, tout en lui signifiant qu’elle ne voulait pas revenir à la situation d’avant, qu’elle avait besoin de ce changement. Il l’aimait et il s’adaptait à ce désir au prix d’un gros travail sur lui. Ils étaient alors parti en Espagne pendant deux semaines sans qu’aucun des deux ne parlent la langue. Il l’avait accompagné à des soirées escape-game avec des amis, qui se déroulaient parfois en pleine semaine. Il avait annulé son traditionnel samedi-soir-tarot pour assister sur Paris au spectacle d’un humoriste qu’ils aimaient bien tous les deux. « Ça sera en plus l’occasion d’un week-end en amoureux ! » Il avait acquiescé en souriant mais elle sentait au fond qu’il ne prenait aucun plaisir à toutes ces activités et qu’il ne la suivait que pour la satisfaire. Peu à peu elle cessa de l’inviter à sortir, ou que très ponctuellement. Elle renforça ses liens avec ses amis et lui racontait ses histoires en rentrant. Il l’écoutait avec amour et se réjouissait de la voir s’épanouir, mais malgré tout ils s’éloignaient l’un de l’autre. Elle l’aimait, il lui manquait. Lui raconter ses aventures ne lui suffisait plus, elle avait besoin de les partager pour continuer à construire une histoire ensemble.

Elle sortit le rejoindre, deux tasses à la main, pleines de soupe. Il tournait autour du feu en l’alimentant des branchages qu’il trouvait à droite à gauche dans le jardin, ça l’apaisait, il ne pensait à rien d’autre. Il saisit la tasse qu’elle lui tendait et ils s’installèrent ensemble sur les chaises en fer forgé un peu rouillées. Ils avaient toujours partagé ce plaisir de sentir le froid arriver dans la saison, celui qui rougit le visage et les mains. La soupe brûlante laissait s’échapper une légère fumée des tasses qu’ils tenaient serrés dans leurs mains pour se réchauffer. Ils contemplaient sans un mot les volutes du feu. Il se souvint des mots de son père : «Ne regarde pas le feu trop longtemps, tu risquerai de t’y perdre. ». Il avait toujours eu peur de cette prédiction et croyait avec conviction qu’un jour il resterait bloqué à tout jamais dans une sorte de contemplation hypnotique. La vie serait si simple ainsi. Il tenta néanmoins d’éloigner son regard des flammes à intervalles réguliers en le plongeant dans la nuit qui avait fini par prendre possession du jardin pour de bon. Son père lui manquait et ses mots, présents en lui à jamais, ravivaient la douleur de son départ. Bien que son décès datât de quelques années maintenant, il n’avait jamais réussi à passer cette étape du deuil qui transforme la peine en mélancolie. Dans les moments comme celui-ci tout le ramenait à lui et il se sentait envahi par une vague de tristesse qui lui serra le cœur. Il sentit sa gorge se nouer et les larmes lui monter aux yeux. Dans sa tête sa voix d’enfant hurlait sa peine à plein poumon. Il se leva pour s’en débarrasser, comme lorsqu’on est assailli de fourmillements dans les jambes. Après avoir jeté quelques branchages dans le feu il revint s’asseoir. Elle l’avait regardé faire et ne pouvait qu’imaginer ce qui se passait en lui. Il était si accablé de tout, elle aurait souhaité pouvoir le libérer. Elle avait compris depuis longtemps que c’était peine perdue. Elle pouvait l’accompagner dans l’obscurité, lui prendre la main et lui montrer les couleurs qui s’en détachait, mais lui seul pouvait décider de les voir véritablement. Elle n’avait pas à s’épuiser à le tirer vers le bleu. Elle lui demanda si sa soupe était encore assez chaude, s’il en voulait d’autre. « Tout va bien. » lui dit-il comme s’il répondait à bien plus de questions qu’elle ne lui avait posées. A son tour elle se laissa prendre dans les filets de flammes qui s’offraient à ses yeux. Leur crépitement la berçait doucement et elle se mit à fredonner. Elle ne faisait que suivre le rythme qu’elle semblait entendre. Naturellement, sans un regard, il mêla sa voix à la sienne. Dans un glissement infime leurs murmures prirent la forme d’une mélodie familière, qu’ils aimaient chanter tous les deux. Quand elle en prit conscience elle se mit à chanter doucement : « If I had wings like Norah’s dove / I’d fly up the river to the man I love. / Fare thee well, O Honey, fare thee well… »

Il aimait profondément le son de sa voix. Il y entendait toute sa candeur et sa joie de vivre qui l’avait tant de fois rassuré. Il l’accompagna en fredonnant l’air de la chanson et fermit les yeux pour apprécier la douceur du timbre de la voix de sa compagne. Qu’elle était pourtant assassine cette chanson à cet instant. Les paroles qu’ils chantaient depuis des années, parfois sans s’en apercevoir, le clouait soudain à sa chaise. Il ne pouvait s’empêcher de penser que l’amour déchu qu’ils étaient en train de chanter était le leur et que finalement, au fond d’eux ils avaient toujours su qu’un des deux partiraient tôt ou tard. Il était en train d’imploser quand elle se leva de sa chaise sans cesser de chanter. Elle vint le chercher en lui tendant les bras pour l’inviter à danser avec elle. Il rechigna un peu, les nuages qui s’étaient installés dans son esprit le paralysaient. Cependant il ne pu résister bien longtemps au beau sourire qu’elle lui offrait. Ils dansèrent dans les bras l’un de l’autre tout en continuant de fredonner leur ballade. Le feu projetait des ombres sur leurs visages. Leurs yeux étaient soudain magnifiés par ses étincelles. Ils étaient beaux, ils le savaient. La chanson arriva à son terme, il fit un pas en arrière, lui prit la main et la fit tourner sur elle même. Elle s’exécuta dans un rire léger et revint vers lui, sa main toujours dans la sienne. La posture dans laquelle ils se trouvaient désormais lui fit penser à une valse. Ils se regardèrent et d’un coup il se mit à chanter la première mélodie de valse viennoise qui lui venait à la tête en les entraînant dans des pas de danse tout à fait incertain mais qui les fit rirent aux éclats. A plusieurs reprises ils évitèrent le feu à temps comme des enfants qui n’étaient plus en mesure de contrôler leurs mouvements. L’un et l’autre se faisaient confiance, mais aucun des deux ne savaient vraiment ce qu’ils faisaient. Ils finirent par tomber dans l’herbe mouillée dans un malheureux mais joyeux croche patte. Ils se relevèrent rapidement.

« Bon il est temps de rentrer au chaud, je vais…

- Attends, écoute. »

Des chouettes au loin, sûrement dans la forêt, se répondaient l’une l’autre. Elles venaient apporter une note finale à leur spectacle. Ils restèrent suspendu à leur chant un instant. « Je vais prendre ma douche. » Finit-elle par lui dire en l’embrassant sur la joue.

Alors qu’elle montait le vieil escalier en bois elle senti son cœur se serrer fort dans sa poitrine et des larmes lui monter aux yeux. Elle se tint à la rambarde et s’arrêta un instant pour reprendre son souffle. Elle savait que ça arriverait, qu’il était sûrement plus douloureux de faire les choses ainsi que de partir sur une dispute. Elle se murmura à elle même pour se donner du courage : « Ça ne suffit plus, tu le sais, ça ne suffit plus. » et elle repris son ascension. Il était resté à écouter le chant des noctambules et à regarder le feu mourir. Son cœur était plus léger mais sans illusion pour autant, l’angoisse s’était simplement atténuée et il avait décidé de savourer encore un peu l’obscurité pleine d’étoiles. Il ferma les yeux et respira profondément l’air de la nuit. Il fini par revenir à lui, attrapa les tasses posées sur la table et rentra pour la rejoindre.

Leur lit était un autel dédié au moelleux. Il importait peu qu’il fasse souffrir le dos de tous ses invités, il leur offrait tellement d’apaisement au moment de s’endormir qu’il en valait bien la peine. Matelas, traversin, oreillers et couverture formaient un ensemble magique de douceur dans lequel tout être humain à peu près raisonnable appréciait s’enfoncer. Un des enfants de la famille l’avait un jour baptisé « le chamallow » tant il était possible de se perdre dans toute cette volupté. Lorsque la chaumière accueillait du monde il n’était pas rare que des disputes éclatent pour savoir qui aurait le privilège d’y dormir. Les couples bien évidemment étaient prioritaires, mais on laissait souvent les enfants y grimper pour la sieste ou pour raconter les histoires du soir. Les plus âgés passaient volontiers leur tour, préférant de toute façon dormir dans la chambre du rez-de-chaussé. Ils préservaient ainsi leur dos et le sommeil de la famille en évitant de faire grincer le vieux parquet à la moindre envie d’aller au toilette. Ce soir là le couple était seul dans la maison, ce temple du sommeil était donc tout à eux. Elle bouquinait déjà quand il sorti de la douche, mais elle ne ferait pas long feu, elle le savait, ses yeux se fermaient tout seul sur les pages de son livre. Quand elle le vit arriver elle le ferma, le rangea sur la table de chevet, y déposa ses lunettes et glissa tout doucement dans les profondeurs de la couette qu’elle remonta jusqu’à son nez. Elle respira profondément. Ce qu’elle pouvait aimer ce moment de la journée où elle sentait les bras de Morphée l’entraîner délicatement vers le sommeil. C’était un équilibre fragile, qu’il ne fallait pas perturber au risque de tout renverser. Il connaissait ce rituel et se glissa avec attention sous la couette. Ils se faisaient face sans se dire un mot. Il la regardait lutter, les yeux à demi-clos. Elle marmonnait des mots doux sortis de son inconscient, un état d’hypnose dont elle était coutumière. Il éteignit la lumière et elle l’enlaça, son nez dans ses cheveux, sa bouche sur sa nuque, il lui embrassa les mains. Ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre bercés par le silence de la nuit.

L’odeur du pain grillé le réveilla. Il geignit en essayant de déplier son dos qui s’était douloureusement incrusté dans le matelas. Cette peine faisait partie du plaisir du réveil d’une nuit sans rêve, apaisée et apaisante. Le soleil déposait un trait de lumière sur le mur. A son intensité et à l’emplacement du rayon il essaya de deviner l’heure qu’il était, il se trompait rarement. En quelques années il s’était construit un cadran solaire mental spécialement pour cette chambre. Il s’étira et bailla longuement, s’assoupit deux ou trois fois avant de se décider à se lever pour de bon. Les yeux encore pleins de sommeils il sortit sur la terrasse où elle avait installé le petit déjeuner.

« Bonjour monsieur, j’ai cru que tu ne te lèverais jamais. Je nous ai fait une espèce de brunch avec tous les restes de la maison, ça te va ? »

Ça lui allait à merveille, il n’aurait même pas besoin de se creuser la tête pour le déjeuner, ce qu’il détestait par dessus tout. La terrasse tout comme leur chambre était orientée plein est. La chaumière leur offrait donc souvent des matinée éblouissantes, même à la fin de l’été. Les yeux fermés vers le soleil, assis sur une des chaises de jardin il essayait de se réveiller en douceur. Elle lui déposa une couverture sur ses bras nus et retourna dans la cuisine dont elle ressorti avec un plateau sur lequel thé et café au lait faisaient la conversation avec la confiture, les pancakes et l’omelette au bacon. Il s’excusa de ne pas l’avoir aidé et se leva pour aller chercher ce qui était resté en cuisine. Ils mangèrent en silence quand, après avoir attendu qu’il soit véritablement réveillé, elle se lança :

« Je prends l’avion demain pour l’Islande. »

Il y eu un silence, il prit le temps de finir la tartine qu’il avait entamée avant de répondre :

« - Tu as donc finalement accepté le poste à Reykjavik ?

- Mon collègue m’a proposé de venir me chercher ce soir pour m’emmener à l’aéroport. Il part aussi.

- Ton collègue…

- Il ne s’est rien passé entre nous.

Il secoua la tête.

- Ça ne me regarde pas, tu n’as pas à te justifier.

- Ça te regarde un peu tout de même. » Après un temps à le regarder en train de se démener avec le bacon elle continua. « Écoute, nous sommes plus que des amis toi et moi, alors cesse de prendre cet air détaché s’il te plaît.

- Mhum, oui si tu veux, mais tu as toujours été libre de partir, je ne te retiendrai pas. Bafouilla-t-il la bouche pleine. »

Elle le savait, il avait raison, leur amour n’avait jamais été construit comme une prison. La jalousie ne s’était que rarement interposée entre eux deux et c’est ce qui lui avait plu chez lui. Mais tout de même elle aurait voulu… un geste, des mots peut-être pour la retenir, en vain certes, mais au moins pour faire semblant. Des mots qui auraient prouvés qu’il était encore en vie, qu’il existait pour de bon dans ce monde. Au lieu de cela, elle le savait, la tristesse qu’il éprouverait suite à leur séparation resterait en lui, inexprimée, venant s’ajouter à toutes les peurs et tous les regrets accumulés depuis des années.

« C’est ton choix de partir, lui dit-il, c’est comme ça, que veux-tu que j’y fasse ? »

Elle aurait voulu hurler à sa place, le secouer pour qu’il se réveille, pour qu’il ne laisse plus la vie s’écouler devant lui. Elle n’en fit rien, c’était son droit après tout de vivre ainsi, tout comme c’était le sien de vivre autrement.

« Je ne pars qu’une semaine, pour faire connaissance avec l’équipe et trouver un endroit où m’installer. Je reviendrai pour qu’on… puisse gérer nos affaires ensemble, si tu le veux bien. Mon chef m’a dit que je pouvais prendre le temps nécessaire pour déménager. »

Il hocha sa tête, devenue si lourde soudain. Sa gorge s’était asséchée, il n’avait de toute façon aucun mot pour exprimer ce qu’il ressentait. Son accablement n’était pas aussi violent qu’il aurait pensé, il fallait seulement qu’il respire et qu’il ne se laisse pas avaler par le gouffre qu’elle venait d’ouvrir. Il se concentra sur la confiture qu’il était en train d’étaler sur son pancake, il mettait du cœur à l’ouvrage pour qu’elle soit équitablement réparti sur sa surface et qu’aucun bout ne soi épargné. Ses mains tremblèrent au moment de tremper son ouvrage dans le café, une partie de la confiture glissa dans le bol, hors du pancake, il soupira de cet échec, pris une grande respiration et se décida à mener jusqu’à sa bouche le morceau imbibé du liquide marronnasse. Elle le regarda faire et ils finirent leur petit déjeuner en silence. Il ne fallait pas insister pour le faire parler, elle le savait.

Il était environ treize heure quand ils se décidèrent à partir se balader sur la côte sauvage. La mer était haute et quelques rares téméraires profitaient de l’éclaircie pour se baigner avant l’arrivée des mauvais jours. Ils marchaient en silence l’un à côté de l’autre, chacun appréciant la beauté du paysage en fermant les yeux et en respirant à plein poumon.

« C’est pas à la ville que tu trouvera un air si frais ! Alors respire fort ! » Lui dit-il avec un accent paysan un peu forcé. C’était une imitation parfaite de la grand-mère et de ses répliques légendaires que la famille aimait moquer affectueusement. Elle ne s’y attendait pas, pas dans ce contexte, et elle explosa de rire. L’air de la mer l’avait toujours rendue très joyeuse et bon public. Elle ne contrôlait plus du tout ses nerfs quand c’était comme ça. Elle imputait cet étrange phénomène à un excès d’iode et au harcèlement du vent sur son visage, mais elle n’avait jamais fait valider cette théorie. Une chose était sûre cependant : seul le mouvement des vagues qu’elle pouvait observer infiniment l’amenait à un tel niveau d’apaisement. Ce lieu lui manquait déjà. Elle se disait en effet qu’elle n’y retournerait sans doute jamais, ça lui serait trop étrange, tout dans ce paysage la ramenait à leur relation. Bientôt de nouveaux lieux s’offriront à elle, de nouveaux souvenirs, sans lui.

Elle glissa son bras sous le sien pour continuer la balade et il la serra contre lui. Ils avançaient au même rythme, au son orageux des vagues se fracassant sur les rochers.

« Alors comme ça tu t’en vas, lui dit-il.

- Oui. Mais tu t’en doutais un peu, non ?

- Oui… ce n’est pas pour ça que ça ne me fais pas de peine. »

Ils échangèrent ainsi sur leurs ressentis tous le reste de leur promenade, sans cri, ni larmes. Ils se dirent des choses telles qu’elles étaient, pleines d’amour, de colère et de regrets. Sûrement aurait-il fallu les dire plus tôt, mais à quoi bon refaire le passer ? Elle ne l’avait jamais entendu se confier autant. Il sentait qu’il avait besoin de cette marche, ou il pouvait lui parler sans la regarder et ainsi vider son cœur. La séparation ne serait pas simple pour autant mais au moins il ne se laissait pas glisser dans l’obscure croyance qu’elle le détestait. Il compris en l’écoutant que les choses, leur relation étaient plus complexe que cela et dans un sens ça le rassurait. Ils rirent beaucoup et s’arrêtèrent de temps en temps pour se prendre dans les bras l’un de l’autre. Il se projetait avec elle vers l’Islande, il était déjà curieux de ce qu’elle pourrait lui en raconter. Assis sur un banc ils laissèrent leur regard se perdre vers l’horizon avant de rebrousser chemin accompagné par le chant des mouettes. La mer commençait à se retirer progressivement vers le large.

L’après-midi passa rapidement. Quand ils furent de retour à la chaumière il restait encore un peu de temps avant que son collègue ne vienne la chercher pour partir. Elle se sentait inconfortable dans ce temps trop court pour entamer une activité mais assez long pour ne pas rester à simplement attendre. Il se mit alors à ranger compulsivement la cuisine, et elle monta à l’étage pour faire ses affaires. Elle le retrouva dans le salon où il préparait un feu de bois. L’apaisement ressenti dans l’après-midi avait fait place à la gêne inhérente à toute séparation. Elle en éprouvait une peine profonde et les larmes commencèrent à lui monter aux yeux. Il l’invita à le rejoindre sur le petit canapé et lui ouvrit ses bras. Elle posa sa tête contre son torse et laissa aller ses pleurs. Il lui caressa les cheveux tout en observant le crépuscule prendre place dans le jardin. Des oiseaux y picoraient les vers à la surface de la pelouse humide, le vent faisait tomber les premières feuilles des arbres et les fruits du pommiers. Elle se redressa, s’essuya le visage et s’excusa. Son téléphone sonna, son collègue l’attendait au bout de l’allée. Elle alla chercher ses affaires, mis son manteau et lui demanda :

« Tu rentres demain en ville ? Ça va aller ?

- Oui je rentre demain soir, ne t’en fais pas j’ai de quoi m’occuper ici et sinon je rentrerai plus tôt.

- On se retrouve dans une semaine à la maison.

- Oui je serai là. Bon courage pour ces premiers jours de travail. »

Elle lui sourit, elle avait retrouvé un peu de force. Elle le remercia pour la journée passée ensemble, il hocha la tête. Elle l’embrassa sur la joue et sortit. Il la regarda partir sur le pas de la porte, dans quelques instant elle ne serait plus là. Elle passa le portail et s’avança dans l’allée, son sac de voyage à la main. Elle ne se retourna qu’une fois arrivée à la voiture, il pu distinguer un sourire se dessiner sur son visage avant qu’elle ne s’y engouffre. Il ferma la porte, mis de l’eau à chauffer pour la tisane et alla fermer les volets de l’étage. La voiture démarra, elle se retourna une dernière fois et le vit à la fenêtre du haut. Le coucher de soleil formait un tunnel de lumière jusqu’à la chaumière qui fini par disparaître dans la nuit.

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